Bibliothécaire amateur - un cours de pédagogie critique

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Tomislav Medak & Marcell Mars (Public Library project)

Une proposition de programme d'études de bibliothécaire amateur développée à travers les activités et les exigences du projet Public Library. Basé sur la généalogie historique de la bibliothèque publique en tant qu'accès à la connaissance, la tradition prolétaire de la connaissance réellement utile et l'agence amateur poussée par le développement technologique, le programme couvre différents secteurs : des flux de travail directement applicables comme la numérisation, le partage et l'utilisation de livres électroniques, à la politique, la tactique de conservation des bibliothèques en ligne et en passant par la théorie médiatique appliquée implicite dans les pratiques du bibliothécaire amateur. La proposition est plus amplement développée, complexifiée et testée durant les futures activités de Public Library et des organisations affiliées.

Bibliothèque publique : une généalogie politique

Historiquement, les bibliothèques publiques sont parvenues à être un espace institutionnel exempté de la marchandisation et de la privatisation de la connaissance. Un espace dans lequel les œuvres littéraires et scientifiques sont abritées et rendues accessibles pour l'éducation de chaque membre de la société, quel que soit son statut social ou économique. Si, du point de vue libéral, l'éducation est un prérequis à la véritable participation au corps politique, c'est dans cet espace institutionnel étroit que la citoyenneté trouve une base matérielle importante à sa réalisation universelle.

Si aujourd'hui elle est une institution d'accès public et de lecture populaire, il a fallu une série de transformations et de bouleversements sociaux du 18e et 19e siècle pour que la bibliothèque se développe. Ces développements ont provoqué l'arrivée d'un flot de livres et d'exigences politiques qui ont encouragé la bibliothèque à s'intégrer dans un horizon politique démocratisant et égalitaire. En toile de fond historique de ces développements, il y eut l'ascendance rapide du livre en tant que commodité de masse et l'importance croissante de la culture de la lecture suite à l'invention des caractères d'imprimerie mobiles. Au début du 18e siècle, le commerce des livres, qui avait émergé en parallèle du capitalisme, était en pleine expansion. Alors qu'au 15e siècle, en Europe occidentale, les bibliothèques qui se trouvaient autour des monastères, des tribunaux et des universités ne contenaient pas plus de cinq millions de manuscrits, la production de l'imprimerie a atteint 700 millions de volumes, et ce, rien qu'au 18e siècle.[1] Si cela offrait un vecteur à l'émergence d'un public de lecteurs bourgeois et d'une expansion sans précédent de la science moderne, la culture de la lecture et des Lumières est restée principalement le privilège d'une minorité.

Deux bouleversements sociaux allaient changer cela. Le 2 novembre 1989, l'Assemblée nationale de la Révolution française a approuvé la saisie de tous les biens bibliothécaires de l'Église et de l'aristocratie. Des millions de volumes ont été transférés à la Bibliothèque Nationale ainsi qu'aux bibliothèques régionales, à travers la France. Au même moment, le capitalisme progressait, en particulier en Angleterre. Ce mouvement a massivement déplacé une population rurale pauvre dans les centres urbains en pleine croissance et propulsé le développement de la production industrielle. À moitié du 19e siècle, il a également a introduit la presse typographique à vapeur dans la production commerciale de livres. Puisqu'il était de plus en plus facile de produire des livres en masse, les bibliothèques privées payantes, au service des catégories privilégiées de la société, ont commencé à se répandre. Ce phénomène a mis en avant l'aspect de la classe dans la demande naissante pour un accès public aux livres.

Après une tentative ratée d'introduction du suffrage universel en vue d'en finir avec le système de représentation politique basée sur les droits de propriété à travers l'Acte de réforme de 1832, le mouvement anglais du chartisme a commencé à ouvrir des salles de lectures et des bibliothèques de prêts coopératifs qui allaient bientôt devenir un foyer pour l'échange social entre les classes plus inférieures. Suite aux mouvements révolutionnaires de 1848, les classes dirigeantes apeurées ont fini par accepter de répondre à la demande de librairies financées par l'argent public. Elles espéraient qu'un accès à la littérature et à l'édification favoriserait l'éducation des travailleurs qualifiés qui étaient de plus en plus en demande, mais souhaitaient aussi l'hégémonie de la classe ouvrière au profit de la culture du capitalisme, de l'intérêt personnel et de la compétition.[2]

Une connaissance réellement utile

[3]

Sans surprise, les chartistes, qui s'étaient retrouvés chancelants après une défaite politique, avaient commencé à ouvrir des salles de lecture et des bibliothèques de prêts coopératifs. En effet, à l'époque, l'éducation proposée au prolétariat et aux pauvres par les classes dirigeantes consistait, soit à une édification morale pieuse au service de la pacification politique, soit à l'inculcation de qualifications ou de connaissances utiles au propriétaire de l'usine. Même les efforts aux allures nobles de la Society for the Diffusion of the Useful Knowledge, une organisation du parti whig cherchant à apporter un apprentissage intellectuel à la classe ouvrière et à la classe moyenne sous la forme de publications bon marché et simplifiées, avaient pour objectif l'atténuation de la tendance radicale des mouvements populaires[4]

Ces efforts de pacification des masses opprimées les ont poussées à chercher des manières d'organiser par elles-mêmes une éducation qui leur apporterait l'alphabétisation et une connaissance réellement utile : une connaissance non pas appliquée, mais critique qui leur permettrait de voir à travers leur propre soumission politique et économique, de développer une politique radicale et d'innover leurs propres institutions sociales d'opposition. L'éducation radicale, dépendante du peu de ressources et du manque de temps de la classe ouvrière, s'est développée dans les cadres informels des foyers, des quartiers et des lieux de travail, mais également à travers une presse radicale, une lecture commune et des groupes de discussion.[5]

La demande pour une connaissance réellement utile comprenait une critique de « toute forme d'éducation “fournie” » et de la conception libérale selon laquelle « une “éducation nationale” était une condition nécessaire à la garantie du suffrage universel ». Un développement de « programmes et de pédagogies » radicaux constituait une part de l'arsenal de « stratégie politique comme moyen de changer le monde »[6]

Pédagogie critique

L'émergence de la bibliothèque publique a eu lieu dans ce contexte. Un compromis historique entre un encouragement d'une pédagogie radicale et une réaction visant à l'atténuer. Pourtant, à l'âge de la numérisation dans lequel nous pourrions penser que les opportunités pour un accès à la connaissance se sont largement étendues, les bibliothèques publiques se retrouvent particulièrement limitées dans leurs possibilités d'acquérir et de prêter des éditions aussi bien sous une forme papier que numérique. Cette difficulté est un signe de l'inégalité radicale de notre époque : une fois encore, l'émancipation politique se bat de manière défensive pour une base matérielle pédagogique contre les forces croissantes de la privatisation. Non seulement l'éducation de masse est devenue accessible à prix d'or uniquement, entrainant la dette étudiante et la servitude qui y est associée, mais la connaissance utile exigée par le marché du travail et la reproduction du capitalisme néolibéral sont devenues la seule logique de l'éducation.

Sans surprise, au cours des six-sept dernières années, nous avons vu l'apprentissage autodidacte, les bibliothèques de l'ombre et les bibliothécaires amateurs émerger pour contrer la contraction des espaces d'exemption réduits par l'austérité et la commodité. Le projet Public Library a été initié dans l'idée de contrer ce phénomène. Pour aider tout le monde à apprendre l'utilisation d'outils simples permettant d'agir en tant qu'Amateur Librarian : numériser, rassembler, partager, préserver des livres, des articles onéreux, introuvables ou indésirables dans les coins mouvementés de notre Terre.

Amateur Librarian a joué un rôle important dans la narration de Public Library. Un rôle qui semble avoir porté ses fruits. Les gens rejoignent facilement le projet en « devenant » bibliothécaire grâce à l'outil Calibre[7] et [let’s share books].[8] D'autres aspects de la narration de Public Library ajoutent une articulation politique à cet acte simple, mais désobéissant. Public Library perçoit une crise institutionnelle dans l'éducation, une impasse économique d'austérité et une domination de la logique de commodité sous la forme du droit d'auteur. Elle fait apparaitre la pratique du partage de livres et de catalogues des bibliothécaires amateurs comme un défi pertinent à l'encontre de la convergence de cette crise, de cette impasse et du régime du droit d'auteur.

Pour comprendre les hypothèses politiques et technologiques et développer plus en profondeur les stratégies sur lesquelles les réactions des bibliothécaires amateurs se basent, nous proposons un programme issu la tradition de la pédagogie critique. La pédagogie critique est une pratique productive et théorique qui rejette une compréhension du procédé éducationnel réduisant celui-ci à une technique de communication de la connaissance et à un mode neutre de son acquisition. Au contraire, la pédagogie est perçue plus largement comme « une lutte pour la connaissance, le désir, les valeurs, les relations sociales, et plus important encore, les modes d'institution politique », « une attention portée aux questions relatives à ceux au contrôle des conditions de production de la connaissance. »[9]

Actuellement, aucune industrie ne montre plus d'asymétries au niveau du contrôle des conditions de production de la connaissance que celle de la publication académique. Refuser l'accès à des publications académiques excessivement chères pour beaucoup d'universités, en particulier dans l'hémisphère sud, contraste ostensiblement avec les profits énormes qu'un petit nombre d'éditeurs commerciaux tirent du travail bénévole de scientifiques qui écrivent, révisent et éditent des contributions et avec les prix exorbitants des souscriptions que les bibliothèques institutionnelles doivent payer. C'est donc ici que la bibliothèque amateur atteint le sommet de son intensité en matière de pédagogie critique : elle nous invite à formuler et à narrer plus précisément sa pratique à travers un processus partagé de découverte.

Un programme

Une bibliothèque publique, c'est :

  • un libre accès aux livres pour tous les membres de la société,
  • un catalogue de bibliothèque,
  • un bibliothécaire.

Le programme de bibliothécaire amateur développe les aspects et les implications d'une telle définition. Des parties du programme ont évolué en différents ateliers et exposés qui se déroulaient précédemment dans le cadre du projet Public Library. Certaines parties de ce programme doivent encore évoluer à partir d'un procédé de recherche future, d'échange et de production de connaissance dans le processus éducatif. Tout en étant schématique en allant de la pratique immédiate, à la stratégie, la tactique et au registre réflectif de la connaissance, il existe de véritables personnes et pratiques, non citées ici, desquelles nous imaginons pouvoir apprendre.

La première itération de ce programme pourrait aussi bien être une académie d'été avec notre équipe sélectionnée de bibliothécaires, concepteurs, chercheurs, professeurs, qu'un petit atelier avec un groupe restreint d'étudiants se plongeant dans un aspect précis du programme. En résumé, ce programme est ouvert, aussi bien au processus éducationnel qu'aux contributions des autres. Nous sommes ouverts aux commentaires, aux dérivations et aux ajouts.

MODULE 1 : Flux de travail

  • du livre au livre électronique
    • numériser un livre avec un scanner de livres
    • supprimer la gestion des droits numériques et convertir au format livre numérique
  • du désordre au catalogue
    • gérer une bibliothèque de livres numériques avec Calibre
    • trouver des livres numériques et des articles dans des bibliothèques en ligne
  • de la référence à la bibliographie
    • annoter à partir d'une application ou d'un appareil de lecture de livres électroniques
    • créer une bibliographie académique sur Zotero
  • du dispositif de bloc au périphérique réseau
    • partager votre bibliothèque de livres numériques d'un périphérique local à un appareil de lecture
    • partager votre bibliothèque de livres numériques sur internet avec [let’s share books]
  • de l'espace IP privé à l'espace IP public
    • utiliser [let’s share books] et library.memoryoftheworld.org
    • utiliser logan & jessica
    • utiliser Science Hub
    • utiliser Tor

MODULE 2 : Politique/tactique

  • du développement de la subordination à la désobéissance subalterne
    • développement inégal et stratégies politiques
    • stratégies de développement contre les stratégies de sous développement : accès ouvert contre piratage
  • de la propriété au commun
    • de la propriété au commun
    • droit d'auteur, publication scientifique, accès ouvert
    • bibliothèque de l'ombre, piratage, custodians.online
  • de la collection à l'action collective
    • pédagogie critique et éducation
    • archive, activation et action collective

MODULE 3 : Abstractions dans l'action

  • du linéaire à l'informatique
    • bibliothèque
    • livre imprimé et livre numérique : page, marge, dos
  • du central au distribué
    • bibliothécaires professionnels et bibliothécaires amateurs
    • infrastructure(s) de réseau/topologies (études des classes dirigeantes)
  • du factuel au fantastique
    • l'univers pour bibliothèque, la bibliothèque pour univers

Liste de lecture

https://www.zotero.org/groups/amateur_librarian_-_a_course_in_critical_pedagogy_reading_list
  1. 1. Pour une histoire économique du livre en Europe occidentale, voir Eltjo Buringh et Jan Luiten Van Zanden, « Charting the ‘Rise of the West’ : Manuscripts and Printed Books in Europe, A Long-Term Perspective from the Sixth through Eighteenth Centuries, » The Journal of Economic History 69, n°. 02 (juin 2009) : 409–45, doi :10.1017/S0022050709000837, en particulier les tableaux 1-5.
  2. 2. Pour une histoire sociale de la bibliothèque publique, voir Matthew Battles, Library: An Unquiet History (Random House, 2014) chapitre 5 : “Books for all”.
  3. 3. Pour ce concept, nous sommes redevables au collectif de curateurs What, How and for Whom/WHW, qui a présenté le travail de Public Library dans le cadre de l'exposition Really Useful Knowledge qu'ils ont organisée au Museo Reina Sofía à Madrid, entre 29 octobre 2014 et le 9 février 2015.
  4. 4. « Society for the Diffusion of Useful Knowledge, » Wikipedia, the Free Encyclopedia, Juin 25, 2015, https://en.wikipedia.org/w/index.php?title=Society_for_the_Diffusion_of_Useful_Knowledge&oldid=668644340.
  5. 5. Richard Johnson, « Really Useful Knowledge, » dans CCCS Selected Working Papers: Volume 1, 1 édition, vol. 1 (Londres u.a. : Routledge, 2014), 755.
  6. Ibid., 752.
  7. http://calibre-ebook.com/
  8. https://www.memoryoftheworld.org/blog/2014/10/28/calibre-lets-share-books/
  9. Henry A. Giroux, On Critical Pedagogy (Bloomsbury Academic, 2011), 5.